Conte du temps présent
- À l’heure des chats sur les murs,
des chats qui boivent le soleil de tout leur pelage,
à l’heure des cloches au clocher de l’angélus,
les grosses cloches timides dans leur pénombre grise,
à l’heure des toits tiédis, des ombres courtes, du café noir en petites tasses, - À la saison des rosées de givre, des brumes matinales,
des brumes froides en longs traits bleus, que le matin lave et dissipe,
laissant voir à midi son grand miroir bleu, et froid,
bleu et vide, - À la saison du vent, de la grêle, et de toutes choses qui s’éveillent,
la saison des ciels vides et des soleils blancs, - en cette heure, en cette saison,
- sur l’herbe, en bas, sur la grande pelouse sous les balcons blancs,
la grande pelouse toute vert salade et toute de brins vêtue,
au-delà de la grande cour pavée (la grande cour blanche, où les rondes des escargots ont bavé de longs entrelacs de nacre), - là-bas, le long de la haie, le long de la rue
- petite rue droite sans nom et sans prétention -,
le long des garages aux portes closes et des jardins aux bourgeons ouverts, - sur l’herbe, sous le ciel, le long de la rue,
- allait d’un pas décidé, dansant un peu,
les bras en balanciers, les pieds en funambule, à l’arrête d’une rigole,
une petite fille, tout ce qu’il y a de plus petite fille. - En cette saison et en ce siècle (les saisons sont les mêmes, mais les siècles changent), il n’y a plus - et depuis belle lurette - de pots de beurre à livrer ni de galettes à porter.
Les pots de beurre et les galettes sont livrés par des messieurs, de jeunes messieurs fringants en camionnette et en costumes de supermarché, et c’est très pratique ainsi,
et les mères-grands, de nos jours, sont dans des maisons à mères-grands où vont les jeunes messieurs en camionnette, des maisons où n’entrent pas les loups, ce qui est très bien et très rassurant, quoi qu’en disent les loups, et de toute façon, des loups, il n’y en a plus. - Ou alors elles s’adonnent au footing, en survêtement violet,
elles descendent la rue à petite foulée - c’est pour entretenir le cœur -,
elles croisent la petite fille qui sautille de l’autre côté de la voie, elles lui font signe de la main et, elle, leur sourit. - Il n’y a certainement plus d’ours non plus, dans la forêt d’aujourd’hui,
la grande forêt de ciment, de goudron, d’érables solitaires et de platanes en processions,
il n’y a plus d’ours ni plus personne pour boire dans leurs tasses, ce qui d’ailleurs ne serait pas très hygiénique de toute façon. - Et les nains , il n’y a plus de nains - ou juste ce qu’il faut. Ils sont peut-être dans des maisons à nains, eux aussi, mais ils n’ont besoin de personne et on a déjà quelqu’un pour le ménage, merci.
- Et la petite fille poursuit son chemin, tout ce qu’il y a de plus petite fille, elle est arrivée au croisement - elle a regardé à gauche et à droite, comme ses parents lui ont appris, et encore à gauche, et elle a traversé.
Elle est passée de l’autre côté, maintenant, tout ce qu’il y a de plus petite fille, toujours,
de là elle croise les platanes, un par un, les saluant au passage.
- Le vieux platane, le vieux platane tout maigre et tout gris,
planté là le pied dans la pierre,
le vieux platane se plaint - et soupire. - Il soupire après sa gloire passée, il soupire et songe, songe aux jours d’autrefois,
et lui, le vieux tronc gris oublié des passants,
“Je suis le poumon, je suis l’artère”, dit-il,
- et son souffle craque et grince,
et les passants relèvent la tête - et voilà une petite fille, tout simplement petite fille, plantée là, plantée le nez en l’air, devant un vieux tronc gris -,
- “Je suis l’antique forêt, la vaste forêt,
je suis la futaie séculaire silencieusement agitée de houle,
les fûts plongeant, serrés dans l’ombre buissonnante,
- l’antique forêt, de l’horizon à l’horizon,
je couvre les collines, je déborde des vallons,
nappe ligneuse, nappe moussue,
dense forêt des temps antiques,” - Le vieux tronc gris, la vieille, maigre brindille des villes,
le vieux tronc gris s’exalte et se souvient, - “je sens encore, loin, loin dans le temps,
je sens les daims, je sens les cerfs, sens-les courir, courir à mon ombre,
je sens les ailes frôler mes troncs séculaires, - je sens les serres, la griffe, la défense,
fouiller mes racines, racler mon sol,
je suis -
je suis le lien, le trait - je suis la ligne -,
entre la pierre, et la terre,
entre l’humus, et le goudron,
entre le sable et la brique, la boue et le ciment, - je suis la longue, maigre racine, qui relie la terre à la ville,
je rappelle à la pierre, au sable, au gravier,
je rappelle l’humus noir et mouillé,
loin sous les siècles de pierre, de goudron, de ciment, - je suis le fil ténu, le fil reliant chaque arbre à chaque forêt,
- ma tête, ma tête vieille et branchue,
portée par des siècles de racines,
forêt sur forêt et puis forêt encore, - ultime pointe d’une souterraine ramure
traversant les âges, les saisons, les siècles en strates,
affleure tout juste, à travers le sol dur, et lisse, et pesant, lourd,
le sol crépi, raclé, le sol foulé, et tassé, - j’affleure, et j’aspire, à petites goulées, le soleil -
j’aspire, et je souffle de mille feuilles encore, de mille pertuis à mes feuilles éclos,
l’air, et l’eau, l’air en mille souffles, en cascade,
l’air de mille siècles enfouis, - et l’eau en brume, en mille et mille gouttes de brume,
l’eau de mille et mille siècles à venir, - tous, de même, et chacun, de nos ramilles, de toutes nos feuilles,
voilà : - je suis le poumon, je suis l’artère,
et tout à la fois, la racine dans la terre.”
- (à suivre…)